[2012 Sympsium]Valeurs et impacts de la culture et de l’art sur la collectivité locale?

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Valeurs et impacts de la culture et de
lart sur la collectivité locale?
(Cultural Complexity : Specific values and diversity of impacts)

Fabrice Raffin
Professor of l Université de Picardie Jules Vernes, France

Limpact de la culture1)  sur les liens sociaux, les territoires, l’économie, est aujourdhui indéniable. La culture comme ressort de nombreuses politiques est portée aussi bien par des acteurs publics que privés, les associations ou encore les artistes. Les impacts culturels restent néanmoins difficile à apprécier, à mesurer, à évaluer. Au-delà des impacts, cest le sens même de linscription territoriale de formes culturelles qui nest que rarement vraiment pris en compte. Ce texte propose une approche complexe du processus dinscription territoriale dactions culturelles collectives portés par des collectifs dacteurs locaux, qui prennent place dans des sites marchands ou industriels en friche, le plus souvent en périphérie des villes, faubourgs, lisières, banlieues.

Afin de sortir des logiques d’évaluation souvent réductrices, nous présenterons une approche de linscription territoriale des initiatives culturelles inscrites en friches industrielles ou marchandes selon un processus à la croisée de quatre problématiques :

Projet La qualité de ces pratiques culturelles : Quels acteurs, quelle histoire pour quelles pratiques avec quelles finalités?
Lieu Leur localisation, leur inscription architecturale : quelles frontières physiques et symboliques pour quelle accessibilité?
Lespace alentour Linscription dans un contexte spatial et socio-économique : Quelle localisation et quelles interactions avec ce contexte?
Temporalités Leur temporalité, leur inscription dans des durées plus ou moins longues : Quels types de durée? Pour quelles formes d’événements, de routines ou de banalisations?

Par Fabrice Raffin, sociologue, Maître de Conférence à lUniversité de Picardie Jules Vernes et Directeur de recherches de S.E.A. Europe à Paris. Il enseigne depuis dix ans les sociologies urbaines et politiques, les sociologies de la culture et de lart. Il mène de nombreuses recherches et interventions à la croisée de ces différentes sociologies. Il est notamment spécialiste de laménagement territorial, de la requalification urbaine par la culture ;  des politiques de la ville et des politiques culturelles en France et en Europe.
Auteur de louvrage Friches industrielles Un monde culturel européen en mutation, Editions lHarmattan, 2007 et co-auteur des ouvrages : Les Fabriques : Lieux Imprévus, Edition de limprimeur, 2000 et De lespace livre au lieu de vie - Usages et représentations des librairies indépendantes dans la ville, Edition de la BPI, Bibliothèque Centre Pompidou, mai 2011.

Valeurs et impacts de la culture et de lart sur la collectivité locale?
Pour penser cette question, il me semble falloir revenir sur quelques malentendus concernant la culture et lart. Nous entretenons avec la culture des idées qui sans être complètement fausses savèrent partielles voire partiales. Je présente dans une première partie trois représentations de notre rapport spontané à lart et à la culture, trois points quil nous faut dépasser pour dans une deuxième partie, penser leur impact territorial dans sa complexité.

Quatre représentations spontanées de lart et de la culture
La première est notre difficulté à considérer lart et la culture comme une activité sociale ordinaire. Cette difficulté renvoie dabord au rapport émotionnel que les productions artistiques suscitent par essence. Les commentateurs des œuvres et la vie culturelle, comme ceux qui y participent directement, ont beaucoup de mal à rompre avec cette dimension émotionnelle. L’émotion, parfois la passion, ne favorise pas la prise de distance.2) Lanalyse des impacts territoriaux de la culture nécessite de prendre un peu de recul par rapport à notre implication émotionnelle et des enjeux symboliques que ces activités suscitent.

Lié à cette émotion, le deuxième point porte sur ce fort potentiel symbolique. Ce potentiel symbolique met en jeu des questions identitaires, de distinction. La problématique identitaire est au cœur de la question de limpact de lart sur la communauté locale.3) Ainsi, toute action culturelle met en jeu cette dimension identitaire. Alors que lon fait porter à lart une portée universaliste, la plus part des productions esthétiques sont liées à une dimension identitaire, à un individu, à un groupe dindividus. La question quil faut se poser est quelle convergence entre les contenus identitaires dun projet ou dune œuvre culturelle et les caractéristiques de la population locale?

La troisième représentation de lart et de la culture relève dun paradoxe : dun côté lart est pensée comme une activité qui doit être critique, parfois contestataire donc potentiellement conflictuelle. Nous voulons voir les artistes comme des individus qui remettent les choses en cause, apportent de loriginalité, réinventent, font rupture avec le commun. Dun autre côté, nous voulons voir la culture et lart comme un générateur de lien social, une activité rassemblant les hommes, et souvent lart comme quelque chose duniversel, un outil pour recréer du commun. Dans les années 1960-70, cette orientation a été au cœur des politiques culturelles européennes : Lart et la culture valent comme possibilité de communion pour des civilisations sans Dieu et, dans notre civilisation, ils relèvent dune problématique et non dune esthétique. Cette problématique est celle du pouvoir de la culture à fonder un sentiment dappartenance, à donner un élan à un vivre ensemble, à partager les mêmes croyances et les mêmes valeurs.4) A cette dimension sest ajoutée depuis les années 1980-90, une instrumentalisation de la culture qui recouvre ainsi trois grandes injonctions au développement des communautés locales : développer les territoires, se positionner face à dautres territoires, maintenir la cohésion sociale.

Enfin, quatrième point, nous confondons souvent art et culture quel que soit le pays dans lequel on se trouve. Et là, nous pourrons nous arrêter un instant avant de revenir à notre question initiale, pour tenter de définir de manière opératoire ce que pourrait être lart, la culture et ce qui les différencie.
Nous ne pouvons pas analyser limpact dun projet culturel si nous lui appliquons une matrice unique et indifférenciée. Les projets culturels, les formes quils produisent, les acteurs quils mobilisent sont divers, différenciés. Plus encore, cest leur finalité même qui est différente? La question de la finalité dun projet culturel ou dune œuvre est rarement posée.

Quatre dimensions pour comprendre limpact de la culture sur les communautés locales
Les effets territoriaux varient énormément en fonction des acteurs qui les portent, de leur localisation, de leur durée, de leur contexte, mais aussi de leur qualité’. De ce fait, limpact territorial de la culture et des cultures urbaines nest pas saisissable a priori. Nous proposons ici quatre axes qui permettraient de mieux appréhender cet impact territorial, quatre axes à mobiliser simultanément pour lanalyse.

Si de nombreuses analyses se focalisent sur lune ou lautre étape du processus artistique (création, production, diffusion), sur lartiste et/ou sa discipline, la culture est avant tout une affaire collective. Comme la décrit Howard Becker, une action culturelle mobilise une chaîne de coopération dindividus, un réseau qui fonctionne selon des conventions partagées pour définir des mondes de lart.5)

A lapproche collective du processus artistique, nous ajouterons deux facteurs fondamentaux de laction culturelle, à savoir lespace et le temps et précisément : lespace de la localisation de laction culturelle collective et ses temporalités.
Ainsi, pour sortir des logiques d’évaluation souvent réductrices, nous proposons dappréhender limpact territorial de la culture et des cultures urbaines en particulier selon un processus à la croisée de trois problématiques :

La qualité des pratiques et des projets culturelles : Quels acteurs, pour quelles pratiques avec quelles finalités?
Leur inscription architecturale, la forme et les caractérisques du bâtiment dans lequel elle prend place : Quelle accessibilité ? Quelles frontières symboliques et physiques?
Leur localisation, leur inscription spatiale et leur rapport à un contexte socio-économique : Quelle localisation et quelles interactions avec ce contexte?
Leur temporalité, leur inscription dans des durées plus ou moins longues : Quelle durée? Quels types de durée?

La qualité de laction culturelle
Quel point commun entre un opéra, un concert de musique punk-rock et un atelier de peinture dun centre social?
Les actions culturelles collectives se distinguent dautres types dactions par le fait que leurs acteurs partagent et mobilisent de manière centrale et majeure un registre esthétique. Ce dernier, spécifique à chaque projet, se décline et fonctionne à la fois comme convention de travail, valeur et finalité. La qualité dune action culturelle collective se construit sur cette base esthétique, quels que soient la discipline ou le style artistique.
Cependant, si le registre esthétique est central dans laction collective culturelle, il nest pas exclusif. Les acteurs associent toujours à lintérêt esthétique dautres registres plus larges : sociaux, économiques, politiques, etc. De ces finalités croisées et entremêlées dépendront en partie des positionnements et des implications territoriales. La qualité dun projet artistique ou culturel se construit à la convergence des intentions érigées en finalités et des formes utilisées pour ce faire.

Les finalités dun projet culturel vont au-delà denjeux strictement esthétiques, ceux de lartiste des mondes de lart reconnu par exemple. Lun des modes de divergence entre la culture légitime  et par exemple des formes culturelles contestataires, est la logique expressive, souvent dénonciatrice et revendicative quelles mobilisent dans leur action. Ce registre de sens relève du politique. Le problème de reconnaissance, le conflit, apparaît notamment lorsque lexpressivité esthétique rejoint une expressivité politique.

Dans un contexte local, ce registre expressif nest pas nécessairement en convergence avec les populations. Lorsquun projet culturel sinstalle dans un quartier certains habitants peuvent adherer au forme et à la programmation dun projet culturel local, mais dautres sen sentir loin, ne pas comprendre ce que fait un projet artistique dans leur quartier, etc.

De plus, limpact dun projet culturel qui sinstalle ainsi dans un quartier dépend aussi largement de son rapport à lespace. Est-quil sinstalle simplement provisoirement dans lespace public, ou est-ce un projet à long terme dans un bâtiment ? Le temps et lespace sont essentiels pour comprendre limpact.

Lespace  dinstallation de laction culturelle
Tout projet culturel prend place dans un lieu, un bâtiment et plus largement une ville, un contexte urbain. Le lieu en lui-même, bâtiment ou espace public est porteur de frontières ou de prises, dattractivité ou de répulsion pour les publics.

La concurrence spatiale entre les acteurs est une caractéristique majeure des villes. Lappropriation de lespace est un enjeu commun pour des acteurs ayant des intérêts divergents (Jean Rémy, 2000), et cet enjeu n’épargne pas les acteurs culturels. Même si la dimension culturelle constitue lun des ordres caractéristique de la ville depuis lantiquité, les lieux culturels des villes nintègrent pas la diversité des formes culturelles6) dans leur ensemble. Certains arts, apparaissent plus légitimes à occuper la ville et notamment le centre des villes. De lart religieux inscrit dans les églises au théâtre municipal, du musée à la galerie dart, les formes culturelles et artistiques caractéristiques de la centralité urbaine relèvent successivement des arts académiques et du marché de lart qui ont su prendre place dans lordre de la ville, à côté de lordre économique et politique notamment.

La qualification dun bâtiment ou dun espace public par un projet culturel seffectue chaque fois selon un processus relatif aux qualités du projet. Ses acteurs apposent un certain nombre de signes architecturaux, esthétiques, qui définissent un rapport au cadre bâti, ses usages, ses représentations.
Avec ce marquage du bâtiment se créer la frontière et lappropriation. Lespace devient lieu au sens ou Marc Augé définit ce terme, cest-à-dire un espace identitaire, relationnel et historique7).
Les espaces culturels ne sont jamais des espaces publics. Que ce soit un opéra, une salle de concert, un musée dart contemporain, un squat, un marquage de lespace indique lappropriation de lieu. Cette appropriation crée la frontière de chaque lieu par rapport à son environnement en fonction du projet de l’équipe qui loccupe8). De ce marquage né lusage, lattractivité, laccessibilité, l’évitement, le repoussoir.

Lespace alentour de laction culturelle
De plus, au-delà du bâtiment ou dun espace circonscrit, laction culturelle collective sinscrit dans un espace plus large, un quartier, une ville et un contexte, socio-économique qui entre dans la dynamique de son impact territorial. Il sagit là aussi dappréhender comment cette localisation inscrit les acteurs culturels dans un espace social et un contexte avec lequel ils sont en nécessaire interaction.  La qualité de cette nécessaire interaction nest pas donnée a priori.
Sil est aujourdhui entendu pour beaucoup dacteurs quune présence artistique, un équipement, un festival produisent une qualification positive du bâtiment ou de lespace dans lequel ils elle sinscrivent, il faut aussi souligner les nombreux cas dans lesquels, la présence dun projet artistique génère du conflit, une interaction avec les populations locales vécus comme telle une nuisance sonore par exemple ou autre.

Enfin, si limpact territorial dun projet culturel passe par la qualification de lespace quil occupe, un lieu de culture, la territorialisation de ces actions culturelles ne se limite pas à loccupation de ce lieu. Il faut au contraire sortir du lieu et analyser les ramifications de lensemble des réseaux qui sy croisent pour prendre la mesure de limplication territoriale de tels projets. La culture travaille lespace par ses réseaux. Lespace culturel dune ville, sa géographie culturelle, ce sont tous ses lieux culturels visibles et les lieux moins visibles espace associatifs, cafés concerts, espaces publics et privés souvent caches. 

Le temps de laction culturelle
Enfin, les temporalités de laction culturelle collective sont à interroger pour saisir les contours dun impact territorial. Les procédures d’évaluation de la culture se focalisent aujourdhui le plus souvent sur le moment de la diffusion, l’événement et sa fréquentation. Linscription territoriale dune action culturelle collective se décline pourtant sur un temps plus long, mobilisant selon les étapes - création, réalisation, diffusion - une multitude dacteurs en des différents lieux et espaces du territoire.

Un spectacle ponctuel dans un quartier na pas le même impact quun lieu qui ouvre pour plusieurs années. Un lieu qui fonctionne à long terme développe un autre rapport à la population locale. Si les finalités et les valeurs quils portent sont au départ très loin des intérêts de la population (des intérêts culturels en particulier), une relation à long terme, des processus de médiation cluturelle permettrons de faire évoluer limpact vers une accommodation mais peut-être aussi vers un plus grand conflit.

Cette analyse globale  sur tout le temps du processus de création, à chacune des étapes est nécessaire pour appréhender pleinement limpact territorial dune action culturelle. Lespace de diffusion, lespace dun événement culturel se retrouve toujours connecté et reliés à dautres espaces dautres moments. Laction culturelle collective structure ainsi différents lieux, en générant de nouveaux usages, en renouvelant leur représentation, leur qualification, entraînant les acteurs de la chaîne de coopération artistique circule et utilise ces différents espaces. Le projet culturel participe pour eux de la construction de à construire leur propres usages, géographies et représentations dune ville, dun territoire.


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1)            Le pluriel serait de mise. Ce texte insiste sur les différentes formes de cultures artistiques et leur inégales formes de sens et de reconnaissances.
2)            On notera que dans bien des cas ce rapport émotionnel prend une dimension mystique voire quasi religieuse, lorsque la croyance sinstalle, la réflexion perd du terrain. Voir, Jean Caune
3)            Les activités sociales comme l’économie, la politique, entrent dans un ordre ordinaire très souvent critiquées, tout au moins générant des points de vue contradictoires positifs et négatifs. Lart et la culture au contraire entre dans un ordre de pratiques extra-ordinaires, générant un assentiment consensuel, on entend peu souvent dire que Picasso, cest nul. Même lart le plus acerbes ou violent finalement dans le fond cest positif.
4)   Jean Caune, dans La politique culturelle initiée par Malraux., EspacesTemps.net, Textuel, 13.04.2005
   http://espacestemps.net/ document1262.html
5)            H.S.Becker a en effet montré combien la production artistique était redevable de lintervention de nombreuses catégories de personnes et ne se limitait pas à la seule activité de lartiste. Le processus de production artistique inclut aussi bien lacte de concevoir et de réaliser l’œuvre, que lensemble des étapes qui mènent à sa diffusion auprès du public et quiinfluent sur sa forme finale. Outre lartiste, lensemble des personnes qui prennent part à ces différentes étapes de la production de l’œuvre jusqu’à sa diffusion, constituent ce quil appelle la chaîne de coopération artistique. Par ailleurs, le réseau dactivités coopératives comprenant tous ceux qui contribuent à l’élaboration de l’œuvre jusqu’à son état final, et qui, pour ce faire, partagent des modes de pensées conventionnels, constituent un monde de lart. H.S. Becker, Les mondes de lart, Flammarion, 1992.        
6)  La diversité culturelle est entendue ici comme un pluralisme dexpressions et de pratiques, lié à la diversité sociale et ethnique dune société. En loccurrence, la diversité culturelle ne se réduit pas et ne recouvre pas la diversité ethnique caractéristique aujourdhui de la société française.
7)   Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992. 
8)  Le territoire nest pas premier par rapport à la marque qualitative, cest la marque qui fait le territoire (). Lartiste, le premier homme qui dresse une borne ou fait une marque La propriété de groupe ou individuelle en découle (). La propriété est dabord artistique, parce que lart est dabord affiche, pancarte'. Voir Gilles Deleuze, Félix Guattari.
   - Mille Plateaux.- Paris : Les Editions de Minuit, 1980.