Valeurs et impacts de la culture et de
l’art sur la collectivité locale?
(Cultural Complexity : Specific values and diversity of impacts)
Fabrice Raffin
Professor of l’ Université de Picardie Jules Vernes, France
L’impact de la culture1) sur les liens sociaux, les territoires, l’économie, est aujourd’hui indéniable. La culture comme ressort de nombreuses politiques est portée aussi bien par des acteurs publics que privés, les associations ou encore les artistes. Les impacts culturels restent néanmoins difficile à apprécier, à mesurer, à évaluer. Au-delà des impacts, c’est le sens même de l’inscription territoriale de formes culturelles qui n’est que rarement vraiment pris en compte. Ce texte propose une approche complexe du processus d’inscription territoriale d’actions culturelles collectives portés par des collectifs d’acteurs locaux, qui prennent place dans des sites marchands ou industriels en friche, le plus souvent en périphérie des villes, faubourgs, lisières, banlieues.
Afin de sortir des logiques d’évaluation souvent réductrices, nous présenterons une approche de l’inscription territoriale des initiatives culturelles inscrites en friches industrielles ou marchandes selon un processus à la croisée de quatre problématiques :
Projet ⇒ La qualité de ces pratiques culturelles : Quels acteurs, quelle histoire pour quelles pratiques avec quelles finalités?
Lieu ⇒ Leur localisation, leur inscription architecturale : quelles frontières physiques et symboliques pour quelle accessibilité?
L’espace alentour ⇒ L’inscription dans un contexte spatial et socio-économique : Quelle localisation et quelles interactions avec ce contexte?
Temporalités ⇒ Leur temporalité, leur inscription dans des durées plus ou moins longues : Quels types de durée? Pour quelles formes d’événements, de routines ou de banalisations?
Par Fabrice Raffin, sociologue, Maître de Conférence à l’Université de Picardie Jules Vernes et Directeur de recherches de S.E.A. Europe à Paris. Il enseigne depuis dix ans les sociologies urbaines et politiques, les sociologies de la culture et de l’art. Il mène de nombreuses recherches et interventions à la croisée de ces différentes sociologies. Il est notamment spécialiste de l’aménagement territorial, de la requalification urbaine par la culture ; des politiques de la ville et des politiques culturelles en France et en Europe.
Auteur de l’ouvrage Friches industrielles – Un monde culturel européen en mutation, Editions l’Harmattan, 2007 et co-auteur des ouvrages : Les Fabriques : Lieux Imprévus, Edition de l’imprimeur, 2000 et De l’espace livre au lieu de vie - Usages et représentations des librairies indépendantes dans la ville, Edition de la BPI, Bibliothèque Centre Pompidou, mai 2011.
Valeurs et impacts de la culture et de l’art sur la collectivité locale?
Pour penser cette question, il me semble falloir revenir sur quelques malentendus concernant la culture et l’art. Nous entretenons avec la culture des idées qui sans être complètement fausses s’avèrent partielles voire partiales. Je présente dans une première partie trois représentations de notre rapport spontané à l’art et à la culture, trois points qu’il nous faut dépasser pour dans une deuxième partie, penser leur impact territorial dans sa complexité.
Quatre représentations spontanées de l’art et de la culture
La première est notre difficulté à considérer l’art et la culture comme une activité sociale ordinaire. Cette difficulté renvoie d’abord au rapport émotionnel que les productions artistiques suscitent par essence. Les commentateurs des œuvres et la vie culturelle, comme ceux qui y participent directement, ont beaucoup de mal à rompre avec cette dimension émotionnelle. L’émotion, parfois la passion, ne favorise pas la prise de distance.2) L’analyse des impacts territoriaux de la culture nécessite de prendre un peu de recul par rapport à notre implication émotionnelle et des enjeux symboliques que ces activités suscitent.
Lié à cette émotion, le deuxième point porte sur ce fort potentiel symbolique. Ce potentiel symbolique met en jeu des questions identitaires, de distinction. La problématique identitaire est au cœur de la question de l’impact de l’art sur la communauté locale.3) Ainsi, toute action culturelle met en jeu cette dimension identitaire. Alors que l’on fait porter à l’art une portée universaliste, la plus part des productions esthétiques sont liées à une dimension identitaire, à un individu, à un groupe d’individus. La question qu’il faut se poser est – quelle convergence entre les contenus identitaires d’un projet ou d’une œuvre culturelle et les caractéristiques de la population locale?
La troisième représentation de l’art et de la culture relève d’un paradoxe : d’un côté l’art est pensée comme une activité qui doit être critique, parfois contestataire donc potentiellement conflictuelle. Nous voulons voir les artistes comme des individus qui remettent les choses en cause, apportent de l’originalité, réinventent, font rupture avec le commun. D’un autre côté, nous voulons voir la culture et l’art comme un générateur de ‘lien social’, une activité rassemblant les hommes, et souvent l’art comme quelque chose d’universel, un outil pour recréer du commun. Dans les années 1960-70, cette orientation a été au cœur des politiques culturelles européennes : ‘L’art et la culture valent comme possibilité de communion pour des civilisations sans Dieu et, dans notre civilisation, ils relèvent d’une problématique et non d’une esthétique. Cette problématique est celle du pouvoir de la culture à fonder un sentiment d’appartenance, à donner un élan à un vivre ensemble, à partager les mêmes croyances et les mêmes valeurs’.4) A cette dimension s’est ajoutée depuis les années 1980-90, une instrumentalisation de la culture qui recouvre ainsi trois grandes injonctions au développement des communautés locales : développer les territoires, se positionner face à d’autres territoires, maintenir la cohésion sociale.
Enfin, quatrième point, nous confondons souvent art et culture quel que soit le pays dans lequel on se trouve. Et là, nous pourrons nous arrêter un instant avant de revenir à notre question initiale, pour tenter de définir de manière opératoire ce que pourrait être l’art, la culture et ce qui les différencie.
Nous ne pouvons pas analyser l’impact d’un projet culturel si nous lui appliquons une matrice unique et indifférenciée. Les projets culturels, les formes qu’ils produisent, les acteurs qu’ils mobilisent sont divers, différenciés. Plus encore, c’est leur finalité même qui est différente? La question de la finalité d’un projet culturel ou d’une œuvre est rarement posée.
Quatre dimensions pour comprendre l’impact de la culture sur les communautés locales
Les effets territoriaux varient énormément en fonction des acteurs qui les portent, de leur localisation, de leur durée, de leur contexte, mais aussi de leur ‘qualité’. De ce fait, l’impact territorial de la culture et des cultures urbaines n’est pas saisissable a priori. Nous proposons ici quatre axes qui permettraient de mieux appréhender cet impact territorial, quatre axes à mobiliser simultanément pour l’analyse.
Si de nombreuses analyses se focalisent sur l’une ou l’autre étape du processus artistique (création, production, diffusion), sur l’artiste et/ou sa discipline, la culture est avant tout une affaire collective. Comme l’a décrit Howard Becker, une action culturelle mobilise une chaîne de coopération d’individus, un réseau qui fonctionne selon des conventions partagées pour définir des mondes de l’art.5)
A l’approche ‘collective’ du processus artistique, nous ajouterons deux facteurs fondamentaux de l’action culturelle, à savoir l’espace et le temps et précisément : l’espace de la localisation de l’action culturelle collective et ses temporalités.
Ainsi, pour sortir des logiques d’évaluation souvent réductrices, nous proposons d’appréhender l’impact territorial de la culture et des cultures urbaines en particulier selon un processus à la croisée de trois problématiques :
⇒ La qualité des pratiques et des projets culturelles : Quels acteurs, pour quelles pratiques avec quelles finalités?
⇒ Leur inscription architecturale, la forme et les caractérisques du bâtiment dans lequel elle prend place : Quelle accessibilité ? Quelles frontières symboliques et physiques?
⇒ Leur localisation, leur inscription spatiale et leur rapport à un contexte socio-économique : Quelle localisation et quelles interactions avec ce contexte?
⇒ Leur temporalité, leur inscription dans des durées plus ou moins longues : Quelle durée? Quels types de durée?
La qualité de l’action culturelle
Quel point commun entre un opéra, un concert de musique punk-rock et un atelier de peinture d’un centre social?
Les actions culturelles collectives se distinguent d’autres types d’actions par le fait que leurs acteurs partagent et mobilisent de manière centrale et majeure un registre esthétique. Ce dernier, spécifique à chaque projet, se décline et fonctionne à la fois comme convention de travail, valeur et finalité. La qualité d’une action culturelle collective se construit sur cette base esthétique, quels que soient la discipline ou le style artistique.
Cependant, si le registre esthétique est central dans l’action collective culturelle, il n’est pas exclusif. Les acteurs associent toujours à ‘l’intérêt’ esthétique d’autres registres plus larges : sociaux, économiques, politiques, etc. De ces finalités croisées et entremêlées dépendront en partie des positionnements et des implications territoriales. La qualité d’un projet artistique ou culturel se construit à la convergence des intentions érigées en finalités et des formes utilisées pour ce faire.
Les finalités d’un projet culturel vont au-delà d’enjeux strictement esthétiques, ceux de l’artiste des ‘mondes de l’art reconnu’ par exemple. L’un des modes de divergence entre la ‘culture légitime’ et par exemple des formes culturelles contestataires, est la logique expressive, souvent dénonciatrice et revendicative qu’elles mobilisent dans leur action. Ce registre de sens relève du politique. Le problème de reconnaissance, le conflit, apparaît notamment lorsque l’expressivité esthétique rejoint une expressivité politique.
Dans un contexte local, ce registre expressif n’est pas nécessairement en convergence avec les populations. Lorsqu’un projet culturel s’installe dans un quartier certains habitants peuvent adherer au forme et à la programmation d’un projet culturel local, mais d’autres s’en sentir loin, ne pas comprendre ce que fait un projet artistique dans leur quartier, etc.
De plus, l’impact d’un projet culturel qui s’installe ainsi dans un quartier dépend aussi largement de son rapport à l’espace. Est-qu’il s’installe simplement provisoirement dans l’espace public, ou est-ce un projet à long terme dans un bâtiment ? Le temps et l’espace sont essentiels pour comprendre l’impact.
L’espace d’installation de l’action culturelle
Tout projet culturel prend place dans un lieu, un bâtiment et plus largement une ville, un contexte urbain. Le lieu en lui-même, bâtiment ou espace public est porteur de frontières ou de prises, d’attractivité ou de répulsion pour les publics.
La concurrence spatiale entre les acteurs est une caractéristique majeure des villes. ‘L’appropriation de l’espace est un enjeu commun pour des acteurs ayant des intérêts divergents’ (Jean Rémy, 2000), et cet enjeu n’épargne pas les acteurs culturels. Même si la dimension culturelle constitue l’un des ordres caractéristique de la ville depuis l’antiquité, les lieux culturels des villes n’intègrent pas la diversité des formes culturelles6) dans leur ensemble. Certains arts, apparaissent plus légitimes à occuper la ville et notamment le centre des villes. De l’art religieux inscrit dans les églises au théâtre municipal, du musée à la galerie d’art, les formes culturelles et artistiques caractéristiques de la centralité urbaine relèvent successivement des arts académiques et du marché de l’art qui ont su prendre place dans l’ordre de la ville, à côté de l’ordre économique et politique notamment.
La qualification d’un bâtiment ou d’un espace public par un projet culturel s’effectue chaque fois selon un processus relatif aux qualités du projet. Ses acteurs apposent un certain nombre de signes architecturaux, esthétiques, qui définissent un rapport au cadre bâti, ses usages, ses représentations.
Avec ce marquage du bâtiment se créer la frontière et l’appropriation. L’espace devient lieu au sens ou Marc Augé définit ce terme, c’est-à-dire ‘un espace identitaire, relationnel et historique’7).
Les espaces culturels ne sont jamais des espaces publics. Que ce soit un opéra, une salle de concert, un musée d’art contemporain, un squat, un marquage de l’espace indique l’appropriation de lieu. Cette appropriation crée la frontière de chaque lieu par rapport à son environnement en fonction du projet de l’équipe qui l’occupe8). De ce marquage né l’usage, l’attractivité, l’accessibilité, l’évitement, le repoussoir.
L’espace alentour de l’action culturelle
De plus, au-delà du bâtiment ou d’un espace circonscrit, l’action culturelle collective s’inscrit dans un espace plus large, un quartier, une ville et un contexte, socio-économique qui entre dans la dynamique de son impact territorial. Il s’agit là aussi d’appréhender comment cette localisation inscrit les acteurs culturels dans un espace social et un contexte avec lequel ils sont en nécessaire interaction. La qualité de cette nécessaire interaction n’est pas donnée a priori.
S’il est aujourd’hui entendu pour beaucoup d’acteurs qu’une présence artistique, un équipement, un festival produisent une qualification positive du bâtiment ou de l’espace dans lequel ils elle s’inscrivent, il faut aussi souligner les nombreux cas dans lesquels, la présence d’un projet artistique génère du conflit, une interaction avec les populations locales vécus comme telle une nuisance sonore par exemple ou autre.
Enfin, si l’impact territorial d’un projet culturel passe par la qualification de l’espace qu’il occupe, un lieu de culture, la territorialisation de ces actions culturelles ne se limite pas à l’occupation de ce lieu. Il faut au contraire sortir du lieu et analyser les ramifications de l’ensemble des réseaux qui s’y croisent pour prendre la mesure de l’implication territoriale de tels projets. La culture travaille l’espace par ses réseaux. L’espace culturel d’une ville, sa géographie culturelle, ce sont tous ses lieux culturels visibles et les lieux moins visibles espace associatifs, cafés concerts, espaces publics et privés souvent caches.
Le temps de l’action culturelle
Enfin, les temporalités de l’action culturelle collective sont à interroger pour saisir les contours d’un impact territorial. Les procédures d’évaluation de la culture se focalisent aujourd’hui le plus souvent sur le moment de la diffusion, l’événement et sa fréquentation. L’inscription territoriale d’une action culturelle collective se décline pourtant sur un temps plus long, mobilisant selon les étapes - création, réalisation, diffusion - une multitude d’acteurs en des différents lieux et espaces du territoire.
Un spectacle ponctuel dans un quartier n’a pas le même impact qu’un lieu qui ouvre pour plusieurs années. Un lieu qui fonctionne à long terme développe un autre rapport à la population locale. Si les finalités et les valeurs qu’ils portent sont au départ très loin des intérêts de la population (des intérêts culturels en particulier), une relation à long terme, des processus de médiation cluturelle permettrons de faire évoluer l’impact vers une accommodation mais peut-être aussi vers un plus grand conflit.
Cette analyse globale sur tout le temps du processus de création, à chacune des étapes est nécessaire pour appréhender pleinement l’impact territorial d’une action culturelle. L’espace de diffusion, l’espace d’un événement culturel se retrouve toujours connecté et reliés à d’autres espaces d’autres moments. L’action culturelle collective structure ainsi différents lieux, en générant de nouveaux usages, en renouvelant leur représentation, leur qualification, entraînant les acteurs de la chaîne de coopération artistique circule et utilise ces différents espaces. Le projet culturel participe pour eux de la construction de à construire leur propres usages, géographies et représentations d’une ville, d’un territoire.
1) Le pluriel serait de mise. Ce texte insiste sur les différentes formes de cultures artistiques et leur inégales formes de sens et de reconnaissances.
2) On notera que dans bien des cas ce rapport émotionnel prend une dimension mystique voire quasi religieuse, lorsque la croyance s’installe, la réflexion perd du terrain. Voir, Jean Caune
3) Les activités sociales comme l’économie, la politique, entrent dans un ordre ordinaire très souvent critiquées, tout au moins générant des points de vue contradictoires positifs et négatifs. L’art et la culture au contraire entre dans un ordre de pratiques extra-ordinaires, générant un assentiment consensuel, on entend peu souvent dire que ‘Picasso, c’est nul’. Même l’art le plus acerbes ou violent finalement dans le fond c’est positif.
4) Jean Caune, dans La politique culturelle initiée par Malraux., EspacesTemps.net, Textuel, 13.04.2005
http://espacestemps.net/ document1262.html
5) H.S.Becker a en effet montré combien la production artistique était redevable de l’intervention de nombreuses catégories de personnes et ne se limitait pas à la seule activité de l’artiste. Le processus de production artistique inclut aussi bien l’acte de concevoir et de réaliser l’œuvre, que l’ensemble des étapes qui mènent à sa diffusion auprès du public et quiinfluent sur sa forme finale. Outre l’artiste, l’ensemble des personnes qui prennent part à ces différentes étapes de la production de l’œuvre jusqu’à sa diffusion, constituent ce qu’il appelle la chaîne de coopération artistique. Par ailleurs, le réseau d’activités coopératives comprenant tous ceux qui contribuent à l’élaboration de l’œuvre jusqu’à son état final, et qui, pour ce faire, partagent des modes de pensées conventionnels, constituent un monde de l’art. H.S. Becker, Les mondes de l’art, Flammarion, 1992.
6) La diversité culturelle est entendue ici comme un pluralisme d’expressions et de pratiques, lié à la diversité sociale et ethnique d’une société. En l’occurrence, la diversité culturelle ne se réduit pas et ne recouvre pas la diversité ethnique caractéristique aujourd’hui de la société française.
7) Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992.
8) ‘Le territoire n’est pas premier par rapport à la marque qualitative, c’est la marque qui fait le territoire (…). L’artiste, le premier homme qui dresse une borne ou fait une marque… La propriété de groupe ou individuelle en découle (…). La propriété est d’abord artistique, parce que l’art est d’abord affiche, pancarte'. Voir Gilles Deleuze, Félix Guattari.
- Mille Plateaux.- Paris : Les Editions de Minuit, 1980.